Un hibou avait déposé une lettre, dans l'appartement du 10, rue du Moke à Pré-au-Lard, qui avait autrefois été nommé « la coloc' hantée », et qui aujourd'hui, n'était plus une coloc, mais était toujours belle et bien hantée. Cette lettre provenait, bien évidemment, de Jessica : qui d'autre écrivait encore à Natacha ? Sur le papier, dont l'origine moldue était indéniable, s'étalait une abondance de points d'exclamations, marque de fabrique de l'ancienne sorcière, et qui suffisait à confirmer l'identité de celle qui l'avait envoyée.

Qui aurait pu penser que les deux femmes, aux personnalités radicalement opposées, se parlaient encore, alors que l'une avait quitté le monde des vivants, et l'autre, celui des sorciers ? Ces dernières années, Jessica et Natacha avaient pris l'habitude de s'échanger des lettres (qui, du côté du fantôme, étaient soigneusement recopiées par son fils Oryæ), mais elles n'avaient jamais pris le temps de se revoir réellement. Ce n'est pas que la vie de Natacha était trop occupée, ou qu'elle avait peur de sortir du monde sorcier – mais le temps avait fait son affaire, et le fantôme n'avait jamais osé visiter l'adresse de la londonienne, de peur d'y apporter quelques malheurs.

Mais cette fois, les choses étaient différentes. Cela faisait un moment que Natacha n'avait plus eu d'ennuis, Jessica l'avait invité, c'était les vacances de printemps, et la jeune femme manquait à Oryæ – à Natacha aussi, mais ça, elle se refusait à l'avouer. Dès qu'elle eut lu la lettre, que son hibou, bien dressé, avait soigneusement dépliée, Natacha n'eut pas l'ombre d'un doute quant à sa décision.

NATACHA · Oryæ, fais ta valise, on part en vacances à Londres !

Ni une, ni deux, le passionné d'astronomie sauta de son lit, et attrapa le nécessaire pour survivre quelques jours loin de chez lui. Ce que sa mère ne savait pas, c'est qu'il avait fortement incité ces retrouvailles, en gribouillant quelques mots en bas du parchemin de sa dernière lettre. Car si le fantôme n'en disait rien, il était évident pour son enfant que Jessica lui manquait terriblement, et qu'elle avait besoin de retrouver, ne serait-ce quelques jours, celle qui était autrefois le soleil de l'appartement.

Ce n'était pas la première fois que le fantôme et le garçon voyageaient ensemble – et maintenant que ce dernier était suffisamment grand pour ne pas attirer le regard inquiet des autres passagers, cela ne posait aucun problème. Il prenait le train, Natacha suivait, et une fois dans la ville, il prenait les transports en commun, tandis que Natacha faisait le voyage sous terre (sauf lorsque, pour s'amuser, elle s'amusait à apparaître parmi les moldus, pour leur faire une petite frayeur, et inspirer les colonnes de faits divers en toute innocence).

Arrivée à la bonne adresse, Natacha se trouvait donc dans le sombre paysage souterrain du jardin de Jessica, d'où elle entendait déjà la voix de sa meilleure amie. Ayant développé, durant toutes ces années passées à errer, un goût pour les entrées surprenantes et originales – car après tout, pourquoi se contenter de passer par la porte lorsque littéralement rien ne nous limitait ? – elle avait choisi de surprendre sa meilleure amie. Du parterre de fleurs de Jessica (dont seule une était encore vivante, mais passons) sortit donc la tête de Natacha, puis son corps tout entier. Faisant face au dos de son amie, qui la cherchait dehors, le visage du fantôme affichait un sourire joueur, et la jeune femme manifesta sa présence.

NATACHA · Devine qui est de retour ?

Comme s'il y avait besoin de deviner – le nombre de personnes qui pouvaient se permettre d'apparaître à travers un parterre de fleurs était tout de même extrêmement limité. Sa mère ayant fait son entrée, c'est aussi à ce moment qu'Oryæ choisit de sortir de sa cachette, et d'apparaître en face du portail de la maison bariolée, dont la propriétaire ne pouvait qu'être celle qui avait été, pendant un temps, presque comme une troisième mère pour lui.

JESSICA · NATACHA ! Tu m'as tellement manquée !

Jessica ouvrit grand ses bras et traversa, un peu maladroitement, le spectre qui restait de Natacha. Un vague sentiment de chaleur venant se l'extérieur se fit ressentir dans l'âme de cette dernière, dont les années effaçaient progressivement tout souvenir de corporéité. Le fantôme savourait ces sentiments, de plus en plus effacés, pressentant bien que dans quelque temps, elle ne ressentirait plus rien de tout cela. Si les fantômes ne vieillissent pas, ils oublient petit à petit la vie. Et qui était Jessica, si ce n'était la vie incarnée ? L'amie de la défunte était l'incarnation même de la couleur, de la joie, du bruit et de la vivacité ; elle était si flamboyante que Natacha, qui avait toujours été un être de noir, de mélancolie, de silence et de colère, en était presque gênée. Heureusement, son absence de bras pour serrer son amie dissimulait son introversion, et c'était son fils qui se retrouvait dans les bras de la Wonders.

JESSICA · Tu sens bon le soleil... et les fauteuils synthétiques de train. Vous auriez dû me prévenir, je serais venue vous chercher en voiture ! J'ai enfin passé le permis.

Une voiture rouge, un peu rouillée, se trouvait en effet dans la direction dans laquelle le bras de Jessica pointait. Jessica, au volant ? N'avait-elle plus le droit de voler sur un balai, à l'époque où elles vivaient ensemble ? En quoi une voiture était-elle différente ? Natacha essayait d'imaginer son amie au volant, et ne pouvait s'empêcher de l'imaginer, dans l'imprévisibilité et le sens du danger qui étaient caractéristiques de sa personne, de l'imaginer zigzaguer de part et d'autres des routes, tels les moins sages de ceux à qui Natacha avait autrefois servi de passagère. Dans un élan protecteur, bien qu'affectif envers celle qui était probablement la personne qui la connaissait le mieux, Natacha répondit, avant qu'Oryæ ait le temps d'ouvrir la bouche.

NATACHA · Oh, bravo ! Mais nous n'allions pas t'embêter pour ça... Oryæ a l'habitude de prendre le train, tu sais.

La défunte aimait son amie, mais elle ne laisserait pas son fils, l'un des derniers vivants qui lui restaient, prendre la place du mort.

JESSICA · Vous voulez un peu de tarte citron-orange-fraise-melon meringuée et chantilly ? J'ai inventé la recette hier, c'est un chef-d'œuvre culinaire.

Dans le tourbillon de couleurs et de saveurs caractéristique de sa personnalité, Jessica avait déjà changé de sujet, proposant, comme elle le faisait déjà il y a cinq ans, une invention culinaire qui finirait probablement au compost, vu le geste que Hart, le fiancé de la néo-moldue qui avait bien changé depuis la dernière, faisait à la fenêtre. Heureusement, Natacha avait désormais la parfaite excuse pour éviter ça.

NATACHA · Ce serait avec grand plaisir, mais, malheureusement, je ne peux pas y goûter...

JESSICA · Tu sens bon le soleil... et les fauteuils synthétiques de train. Vous auriez dû me prévenir, je serais venue vous chercher en voiture ! J'ai enfin passé le permis.

Après avoir passé plusieurs heures à rêver des étoiles – et d'autres choses plus privées – sous le vrombissement méditatif du train, Oryæ se trouvait désormais compressé dans les bras de Jessica, ses bras serrant eux aussi la taille de la jeune femme, mais son visage ne pouvant dissimuler une grimace de gêne – heureusement, la jeune femme était trop heureuse pour le voir, et au bout de quelques secondes, le jeune homme s'éloigna d'elle, et sorti de son sac un sac en tissu bleu.

ORYÆ · Merci... Et bravo pour le permis ! Tiens, c'est de la part de ma mère et moi. Je sais que tu aimes plus trop le monde magique, mais je suppose que tu feras bien une exception pour les bonbons...

Dans la pochette, Jessica trouverait tout un tas de confiseries achetées à Honeydukes par l'étudiant et sa mère – de quoi nourrir celle qui avait autrefois été pour lui comme une troisième figure maternelle et son fiancé pendant un bon mois. Oryæ ignorait comment sa mère pouvait être aussi riche, même après sa mort, mais il ne se plaignait pas. Tout cet argent lui permettait d'avoir tout un tas de matériel d'astronomie, et de pouvoir avoir la main lourde sur les cadeaux dans ce genre de situations. Après tout, n'y a-t-il pas plus beau lors de retrouvailles que le plaisir d'offrir ? Et Oryæ bénéficiait suffisamment bien des nombreux cadeaux que Jessica lui avait faits par le passé (maquillage, carte d'astronomie, babioles moldues...) pour ne pas lui rendre la pareille.

JESSICA · Vous voulez un peu de tarte citron-orange-fraise-melon meringuée et chantilly ? J'ai inventé la recette hier, c'est un chef-d'œuvre culinaire.

NATACHA · Ce serait avec grand plaisir, mais, malheureusement, je ne peux pas y goûter...

Si Oryæ était moins timide face à Jessica que face au reste du monde, il l'était quand même suffisamment pour que son regard soit suffisamment orienté vers le sol pour qu'il ne voie pas le signe de Hart. Une partie de son cerveau étant parti vaquer à d'autres occupations, il n'entendit pas non plus la liste complète des ingrédients. Il entendit « tarte », et cela lui suffisait – c'était bon, les tartes.

ORYÆ · Moi j'veux bien ! Et pendant que tu me sers, je veux que tu me racontes tout ce qu'on a loupé depuis la dernière fois !

Oryæ aimait beaucoup Jessica. Mais ce qu'il aimait encore plus, c'était le monde des moldus, qui le fascinait. Pour le plus grand plaisir de sa mère, tous ses projets d'avenir impliquaient le fait de faire comme la jeune femme qu'il avait sous les yeux, et s'en aller chez les moldus dès que possible, pour vivre une vie loin de la magie. Alors, il voulait tout savoir de ce que les adultes y faisaient, étant donné que la dernière fois qu'il y avait mis les pieds, il n'avait que onze ans. Que deviendrait-il, quand il serait plus grand ?

JESSICA · Et c'est ainsi que j'ai découvert que cet enfant était un sorcier à la sortie du festival des lanternes !

Le temps avait filé, les conversations s'entrelaçaient, et au fur et à mesure, la normalité revenait entre le fantôme et son ancienne colocataire et amie. Comme à l'époque, la voix de la Wonders servait de bande son au repas, cette fois accompagnée par les harmonies de celle de son fiancé. Natacha, elle, se contentait essentiellement de silences bien placés, de même que son fils, les deux n'intervenant que ponctuellement, sans jamais trop en dire. Cette valse des mots fonctionnait bien, et c'était, au final, comme si cette petite famille (pouvait-on l'appeler comme ça ?) ne s'était jamais quittée. Même le moldu présent à la table avait cessé de dévisager le spectre – ou du moins, ses yeux avaient perdu la lueur de terreur qui y résidait auparavant. Et si ce regard ne dérangeait pas Natacha – elle s'y était habituée, au fil des années – cela était agréable de faire comme ce bond dans le passé, loin de toutes les affaires que la mort d'Ashka avaient ammené dans sa vie. Dans leurs vies.

La scène était en outre plutôt comique ; Jessica, Hart et Oryæ étaient en train de se régaler (ou plutôt en train de se nourrir de l'étrange tarte de la jeune femme), tandis que Natacha flottait, ayant sa place à la table comme si elle était en train de manger, alors qu'elle ne faisait que regarder ses pairs se nourrir de quelque chose dont elle ne pouvait même plus imaginer le goût.

HART · Et toi Natacha, tu euh... tu fais quoi de ta "vie" maintenant ?

Ce qu'elle faisait de son existence ? C'était là bien compliqué à expliquer. Et Natacha se refusait à impliquer Jessica dans ces histoires-là. La néo-moldue était la seule de la coloc hantée qui avait réussi à s'échapper du monde magique, de la noirceur de ce dernier. Le fantôme considérait désormais qu'il relevait de son devoir de préserver la lumière de cette dernière de tout ce dans quoi elle trainait. Même psychologiquement. Parce qu'au fond d'elle, quelque chose lui disait que si Jessica savait, elle voudrait être impliquée. Mais elle n'avait pas la carrure pour ça. Elle n'avait pas la force. Alors, Natacha choisit de ne rien dire de ses projets. Du CAMP. De l'Organisation. De sa promesse à la tombe d'Ashka, qui n'avait cessé de l'habiter.

NATACHA · Oh, tu sais. Des trucs de fantômes. Errer. Hanter des endroits. Voyager. Me cacher dans des murs. Ces choses-là, tu vois...

Dans la bouche de Natacha, cela sonnait tellement faux. Heureusement, ce fut comme si ses paroles étaient aussi transparentes qu'elles, et son mensonge passa presque pour une touche d'humour. Comme si le fantôme était devenu drôle, pendant ces quatre années de séparation – mais vous et moi, ami lecteur, savons que si elle était devenue beaucoup de choses durant ces quatre années, ce n'était pas le rôle de comédienne qu'elle avait endossé. Enfin bon. L'avantage, quand on était transparente, c'est qu'on s'habituait à ne vivre qu'à demi-ton.

JESSICA · J'ai un cadeau pour toi aussi, mais il est à l'étage. Hart va te le montrer, d'accord ?

La phrase avait été prononcée après un échange de regard entre les deux fiancés, que Natacha avait vu, mais préféré ignorer. Voir un tel amour, une telle complicité, était pour elle comme le film de tout ce qu'elle avait manqué. De tout ce que la vie lui avait retiré. De tout ce que la mort lui laissait contempler, pour l'éternité. Elle était heureuse pour son amie. Mais elle ne pouvait aussi que voir, dans cette maison colorée, le rêve qu'elle n'avait pas pu achever.

Oryæ se leva, curieux et un peu timide face à cet homme qu'il ne connaissait pas, et le suivit. Un silence gênant se fit entendre entre les deux personnages, alors qu'ils montaient les escaliers en faisant craquer les marches et que le jeune étudiant ne savait plus quoi dire, maintenant qu'il n'avait plus sa mère fantomatique près de lui pour s'accrocher. Je vous laisse, ami lecteur, deviner ce qu'il pensa de ces aquarelles, vous qui avez méticuleusement suivi les aventures du passionné d'astronomie. Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, c'est qu'une conversation se lança, et que les deux personnages se retrouvèrent à l'étage pendant que Natacha et Jessica, elles, se retrouvaient enfin seules. Comme à l'époque. Mais quelque chose était différent. Il y avait, dans l'atmosphère, quelque chose de gênant.

JESSICA · Comme je te l'avais écrit dans ma lettre, j'ai adopté une nouvelle créature. Je sais que tu as grandi avec des animaux magiques et... euh... j'avais besoin d'un peu de ton aide dessus ?

La forêt... Cela faisait si longtemps. Le fantôme ne comprenait pas pourquoi Jessica lui rappelait cette époque où on la surnommait Licorne – que vous connaissez suffisamment bien, ami lecteur, pour qu'elle ne soit pas ici détaillée – et que la blondinette n'avait même pas connue. Si au fond d'elle, Natacha avait toujours un vague souvenir de comment s'occuper des créatures magiques, cela faisait maintenant une éternité qu'elle ne s'était pas occupé de quelque animal que ce soit. De toutes ses connaissances sorcières – après tout, Jessica avait toujours été la plus sociable des deux –, pourquoi faire appel à celle qui était morte ? Si la créature avait été mentionnée dans sa dernière lettre, il n'y avait pas de quoi en faire tout un plat. Alors... Pourquoi ?

NATACHA · Je veux bien essayer de t'aider Jessica, mais tu sais, ça fait depuis bien longtemps que les créatures ne sont plus mon domaine de spécialité...

Et en même temps, les domaines de spécialités de Natacha n'étaient probablement pas ce qui pouvait aider Jessica dans sa vie de vivante quasiment moldue. Car ni les réflexions métaphysiques sur l'éternité, ni la préparation de lutte contre le plus grand ennemi du monde sorcier à ses yeux ne pouvaient permettre au fantôme de briller dans ce petit pavillon londonien.

JESSICA · Oui je sais, je me souviens très bien du cours de soins aux créatures magiques avec l'hippogriffe ! Mais ne t'inquiète pas, c'est une espèce que tu connais bien. Il... ou elle, est de notre espèce, Natacha.

Un humain ? Natacha fronça immédiatement les sourcils, voyant Jessica poser sa main sur son ventre, un geste qu'elle-même avait fait, quelques années plus tôt. Mais Jessica, enceinte ? Voilà une idée qui paraissait complètement insensée au fantôme, qui voyait toujours son amie comme une sorte d'enfant à protéger. Et si elle devait, indéniablement, faire face à la dure réalité, selon laquelle Jessica vieillissait, tandis qu'elle était enfermée dans une sempiternelle jeunesse, et avait bientôt le même âge que celui de la Tchaïviev lorsque la mort l'avait embrassée. Et maintenant, elle allait avoir un enfant – proportionnellement à la vie de la défunte, c'était officiel, la Wonders avait déjà un pied dans la tombe.

NATACHA · Et c'est... Une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

Jessica avait l'air anxieuse de lui annoncer la chose, alors, elle ne préférait pas se faire d'idées sur son ressenti. Car si quelqu'un connaissait les tempêtes d'émotions provoquées par l'arrivée d'un enfant, c'était bien Natacha. Et même si voir son amie grandir faisait surgir en elle une sorte de tristesse, elle ignorerait, comme à son habitude, ces sentiments, et ferait ce qu'elle devait faire, et la soutiendrait coûte que coûte. Que cela passe par l'achat de doudous ou par celui de potions dans l'Allée des Embrumes.

JESSICA · Mais il n'y a pas que ça. J'ai deux autres nouvelles. Une bonne et une mauvaise.

En parlant de bonnes et de mauvaises nouvelles – qu'est-ce que Jessica pouvait bien vouloir lui dire ? Car, si la nouvelle moldue avait attendu de voir le fantôme en vrai, plutôt que de lui écrire dans une lettre, c'est que cela devait être important, et particulièrement secret. Et si le fantôme avait l'habitude des histoires sombres, elle ne s'attendait pas à ce que celles-ci apparaissent du côté de Jessica.

NATACHA · Dis moi ?